Article mis à jour le 16/04/2014
Les Vosges sont un département industriel très fortement touché par la crise. Les industries dominantes dans ce bassin d’emploi ont été le textile, la sous-traitance automobile, les métiers du bois et de la papeterie.
Basée à Uriménil dans les Vosges, Bihr était la dernière entreprise Française de production de liens agricoles et de feuillard (liens industriels).
Voici le témoignage de Patrick Durand-Smet, l’ex-PDG de cette société, qui a accepté de répondre à mes questions pour nous livrer le point de vue du patron qui se voit dans l’obligation de mettre la clé sous la porte.
Pourquoi dites-vous que la mort d’une de vos entreprises a été programmée le 30 juillet dernier ?
Le 30/07/2012 j’ai tenu la deuxième réunion de Comité d’Entreprise dans le cadre d’une restructuration massive de l’entreprise Bihr qui était nécessaire à sa survie. Lors de cette réunion, le CE, sur les conseils de Monsieur Sébastien Hach de la DIRECCTE des Vosges et de Ralph Blindauer (l’avocat missionné par le CE), a refusé de rendre un avis sur le projet de restructuration et de licenciement de 60 personnes sur un effectif total de 160. Ce qui, de facto bloquait la continuation de la procédure légale du plan de restructuration. Pour cela, les arguments avancés par le CE ont été :
- d’une part, les mesures supra légales proposées par l’entreprise n’étaient pas assez généreuses,
- d’autre part, il était indécent d’entamer des procédures de licenciement à la veille des grandes vacances.
A aucun moment, le CE n’a contesté la nécessité d’un plan social, pourtant ce refus d’avis bloquait alors la procédure et retardait celle-ci au minimum d’un mois et demi, compte tenu des grandes vacances. Pendant ce temps, l’entreprise perdait 200.000 euros par mois et, repousser la procédure à septembre 2012 rendait l’entreprise incapable de payer le plan social au regard de l’état de sa trésorerie. Ainsi, en toute connaissance de cause, le CE a voté le 30/07/2012, l’arrêt de mort de l’entreprise.
Mais avec une trésorerie aussi juste, n’avez-vous pas commis l’erreur d’avoir trop attendu ?
Non, les événements nous ont pris de vitesse :
- la 1ère réunion de CE avec présentation du plan de restructuration a eu lieu début juin 2012. A cette époque nous avions amplement la trésorerie pour mener à bien ce plan social, mais à l’issue de cette réunion de CE, les délégués CGT et FO ont convoqué la presse pour leur décrire le plan social, en violation de toute obligation de confidentialité.
Les conséquences ont été immédiates et brutales puisque pour faire suite aux articles de presse parus, en l’espace d’un mois, nos banques et fournisseurs inquiétés, nous ont retiré alors leur confiance (nous obligeant par exemple à payer comptant lorsque nous payions d’habitude à 60 jours). La sanction pour notre trésorerie a été violente : celle-ci a baissé de 2.5 millions d’euros de début juin à mi-juillet 2012. En conséquence de cela, j’ai dû placer en urgence l’entreprise en sauvegarde pour retrouver un peu d’oxygène financier. Mais cet oxygène retrouvé fut juste suffisant pour enclencher sans délai le plan de restructuration envisagé. - Ensuite, Monsieur Ralph Blindauer m’a assigné en référé début Août 2012 pour faire annuler le plan social et parallèlement, Monsieur Hach de la DIRECCTE des Vosges qui, bien qu’ayant reconnu que le plan social était légal dans ses forme et fond, ne le trouvait pas « assez riche » (sic). En dépit du fait que je l’avait averti que s’il bloquait le plan social, l’entreprise mourrait, sur la base de motifs futiles, Monsieur Hach a rendu un avis de carence sur le plan social.
Que s’est-il passé ensuite ?
Sur la base des chiffres financiers, dont les projections de trésorerie, que je leur avais communiqués en juin et en juillet 2012 (après entrée en sauvegarde), vers fin septembre 2012, les membres du CE ont enfin pris conscience de l’état désespéré de la situation de l’entreprise. Ils ont alors annulé mon assignation au tribunal et m’ont demandé de nous dépêcher de mener à bien le plan social. Lassé d’avoir vu toutes mes propositions de plan social jusqu’alors refusées , je les ai invités à le rédiger eux-même et d’y placer leurs nouvelles revendications, tout en les avertissant que c’était devenu un exercice de pure forme dans la mesure où l’entreprise n’avait plus la trésorerie suffisante pour se restructurer de façon pérenne.
Fin octobre 2012, les membres m’ont demandé de signer le plan social, ce que j’ai refusé pour les raisons suivantes :
- étant en procédure de sauvegarde, en créant une dette nouvelle, liée au financement du plan social, je devenais, en tant que mandataire social, passible de poursuites pénales,
- de plus, certains collaborateurs laissaient répandre la rumeur au sein de l’entreprise « 60 licenciements = 60 cas prud’homaux à venir ».
Quelles ont été à cette époque les relations avec :
1- l’ensemble du personnel ?
Le CE, son avocat Monsieur Ralph Blindauer, et l’union départementale de la CGT, ont organisé des manifestations à chacun de mes passages au tribunal de Commerce dans le cadre de la procédure de sauvegarde de l’entreprise en y rameutant les salariés d’autres entreprises de la région, elles mêmes touchées par des situations économiques analogues. Je suis chaque fois entré et sorti du tribunal sous les insultes, encadré par un cordon de police. Je tiens à souligner que cela peut être vécu comme une forme d’atteinte à la dignité humaine mais parce que j’étais devenu très détaché, ceci ne m’a pas particulièrement affecté. J’ai noté que c’était l’occasion pour lancer à la vindicte populaire toutes sortes de mensonges que la presse reprenait sans avoir jamais cherché à vérifier la véracité des propos avancés, y compris les insultes (sans doute pour donner dans le sensationnel).
En octobre dernier, une page Facebook a été créée et animée par quelques individus de l’entreprise au moyen de dessins violents évoquant des scènes de mort et d’assassinat.
Voici comment j’étais mis en scène sur cette page :
Si j’ai été désagréablement surpris par des actes de sabotage auprès de clients et en production, ainsi que par des banderoles d’insultes qui ont arboré l’entrée de l’usine et des mannequins pendus à mon effigie, j’ai également été positivement ému par la dignité, la loyauté et le dévouement de certains salariés jusqu’au dernier jour.
2- Les représentants du personnel ?
Pour se justifier, le CE me répétait sans cesse que j’essayais de passer en force et qu’en conséquence ils ne pouvaient croire ce que je leur livrais au sujet de la situation de l’entreprise. Dès le mois de juillet, ma parole était démonétisée et mon autorité devenue presque nulle.
J’ai constaté qu’une procédure d’une telle ampleur dépassait les connaissances juridiques et les capacités de compréhension de notre CE. Les membres du CE se sont donc naturellement tournés vers leur avocat et l’UNION DEPARTEMENTALE CGT 88, qui eux, n’ont jamais voulu s’asseoir et discuter avec moi pour trouver des solutions. J’ai le sentiment que leur réaction était dans le registre de la lutte des classes avec pour corollaire de « taper sur le patron » de façon systématique plutôt que d’envisager ensemble des remèdes.
Les pouvoirs publics sont-ils intervenus ?
Oui, j’ai contacté dès le mois d’avril 2012, maire, député, sénateur, préfet et commissaire au redressement productif pour leur demander de l’aide. Ceux-ci ont organisé diverses réunions qui n’ont jamais débouché sur quoi que ce soit de concret.
Le FNGS aura dépensé 3 millions d’euros pour le licenciement de 160 salariés.
Comment avez-vous vécu psychologiquement cette aventure ?
En tant que chef d’entreprise, je me suis senti très seul et non accompagné par ces représentants de l’état. J’ai fait mon deuil de l’entreprise pendant mes vacances au mois d’Août 2012 sachant, chiffres en mains, qu’elle était irrémédiablement morte. Ceci m’a permis de vivre avec une relative distance la suite des événements que je prévoyais très difficiles à vivre. J’ai éprouvé au cours de ces mois un sentiment profond de gâchis pour une entreprise dont j’étais convaincu en juin 2012 qu’elle pourrait être sauvée en préservant 100 emplois.
Epilogue
Bihr a été effectivement liquidée le 31/01/2013 et ses 160 employés ont été licenciés. A ma connaissance, seules quelques personnes ont aujourd’hui retrouvé du travail.
Un an plus tard, une entreprise Française centenaire n’existe plus.
A ce jour, aucune de ses activités n’a trouvé repreneur et l’on s’achemine vers une vente aux enchères des équipements de l’usine.
Liens utiles :
- http://www.actu88.fr/bihr-cest-mort/
- http://www.estrepublicain.fr/actualite/2013/02/09/les-responsables-politiques-des-vosges-qui-se-sont-mobilises-pour-sauver-bihr-n-ont-pu-empecher-la
- http://www.vosgesmatin.fr/vosges/2013/07/06/bihr-benoit-halbout-ne-comprend-pas
- http://www.aides-entreprises.fr/contact/612/-1/-1/1/3112